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Sessions thématiques (STAIMS) > STAIMS 8 : Éthique de la recherche critique

Éthique de la recherche critique

Responsables :

  • Dorion Léa - Université Paris Saclay, Laboratoire RITM (Recherche, Innovation, Territoires, Mondialisation) – lea.dorion@univeriste-paris-saclay.fr
  • Picard Hélène –Grenoble École de Management, équipe de recherche AFMO (Alternative Forms of Markets and Organizations) helene.picard@grenoble-em.com
  • Ouahab Alban - I3, CNRS, Télécom ParisTech, Institut Polytechniques de Paris – alban.ouahab@telecom-paris.fr

Mots-clés : perspectives critiques en management – critical management studies - slow science – ralentissement de la recherche – éthique de la recherche

Ce STAIMS propose de réfléchir collectivement aux enjeux d’une éthique de la recherche critique en sciences de gestion. Les approches critiques ont récemment fait preuve de réflexivité quant à leur potentiel de transformation sociale, en encourageant la mise en œuvre d’une « performativité critique » susceptible de favoriser l’engagement des chercheurs et chercheuses avec les acteurs et actrices des organisations (notamment des organisations alternatives, ou des acteurs et actrices dominés ou marginalisés dans les organisations traditionnelles). De nombreux travaux s’intéressent également à des manières d’écrire ou de faire du terrain qui soient alignées avec les idéaux politiques des CMS. A la suite et en complément de ces réflexion, ce STAIMS vient questionner les pratiques de recherche que nous adoptons en tant que chercheurs et chercheuses critiques au sein de nos institutions et de nos environnements de recherche. Nous souhaitons en particulier poser la question du rythme de la production scientifique et réfléchir à la possibilité de mettre en œuvre un ralentissement, une forme de « slow science ». Si ce concept est donc le point d’attention principal de cet appel à contributions, toutes les réflexions autour d’une éthique de la recherche critique, puisant dans d’autres traditions intellectuelles ou militante, sont les bienvenues !

Alors que la transformation du milieu académique se poursuit et s'accélère, de nombreuses personnes dénoncent les dérives et l'insoutenabilité du système actuel. Ces critiques se font à travers une variété de concepts comme le néo-libéralisme académique (Slaughter and Rhoades, 2000), la course à la publication, ou encore l’intensification du travail académique.

Chaque année le nombre d’articles publiés ne cesse de croître, à un rythme (estimé à 5.6%) supérieur à la croissance du nombre de chercheurs. On demande donc à chacun de publier toujours plus dans toujours plus de revue, au risque de voir les pratiques frauduleuses se multiplier et la qualité des articles baisser. De plus, la publication de ces articles se fait dans des revues for-profit toujours plus chères.

Un processus de marketisation et de commodification est à l'œuvre dans de nombreuses institutions, au premier rang desquels les écoles de commerce et “grandes écoles” (Fotaki et Prasad, 2015). La mise en concurrence des écoles afin d’attirer toujours plus de clients/étudiants conduit à l’intensification des mesures de productivité des enseignants/chercheurs et à la création d’un environnement de travail épuisant et déshumanisant (Dorion et Picard, 2024). Cela conduit souvent à des stratégies de “survie” (Contu, 2018) de la part des enseignants-chercheurs, menant parfois à un désengagement de l’institution dans une logique individualiste d’atteinte d’objectifs de publication. Les mesures de performance en matière de publication toujours plus présentes renforcent cette logique néolibérale de mise en concurrence des enseignants chercheurs entre eux (Deschner, Dorion et Salvatori, 2020).

Dans les universités publiques, le manque de financement conduit à une pénurie d’enseignants-chercheurs, produisant une surcharge de travail administratif et d’heures d’enseignement pour celles et ceux qui y travaillent, au détriment du temps qu’il est possible d’allouer à la recherche. Cette dernière finit par se faire dans les interstices, ou pour celles (et surtout ceux) qui le peuvent, le soir et/ou le week-end. Cette situation défavorise de fait les femmes, grandes perdantes de ce “capitalisme académique” (Ferree et Zippel, 2015),car elles assument encore la majorité du travail domestique et parental, au détriment de leur activité potentielle de recherche (comme cela a été montré dans le contexte de la pandémie de Covid 19: Clark et al., 2021; Nash & Churchill, 2021). Le manque de financement public tend à encourager une managérialisation de l’université publique, où par exemple la recherche de fonds privés pour financer les recherches est encouragée (Deschner, Dorion et Salvatori, 2020), et où une part toujours plus grande des primes repose sur la mise en concurrence des enseignants-chercheurs d’une même université entre eux, qui sont évalués sur leur capacité à maintenir une activité de recherche en parallèle des activités d’enseignement et administratives.

Derrière ces différentes mutations, on retrouve un ensemble de griefs commun : la baisse continue des financements publics des activités scientifiques, la polarisation du secteur entre un petit nombre d'équipes très bien financé et une majorité de personnel précarisée, et la prolifération de métriques et de mesures de performance qui encouragent une logique productiviste et quantitative en matière de production scientifique.

Face aux constats de ces multiples dérives du système actuel, plusieurs chercheurs et chercheuses proposent de développer une "slow research", une recherche lente qui irait à rebours de l'accélération perpétuelle que nous connaissons aujourd'hui. Cette "slow research" peut être définie comme le fait de « s'engager en profondeur avec un objet, un texte ou un domaine, mais aussi à ré-engager des discussions avec d'autres universitaires et leurs idées et améliorer la qualité de la recherche et de l'écriture publiées » (Mountz et al., 2015). Il s’agit alors d’ouvrir des espaces pour la contemplation (Bartunek, 2019) et pour se laisser surprendre par des imprévus, sources de créativité (Garey, Hertz et Nelson, 2014)

Si toutes ces approches semblent se rassembler autour de principes et valeurs communes comme le ralentissement, favoriser la qualité plutôt que la quantité ou encore diminuer les inégalités entre chercheurs, de nombreuses questions restent en suspens.

Plusieurs critiques émergent face aux mouvements slow, qui méritent d'être prises au sérieux et discutées afin d'éviter de tomber dans certains écueils. D'une part, ces approches, que ce soient la Slow Food, Slow living ou Slow Research sont souvent accusées d'être élitistes. En effet, ce sont souvent les personnes bien implantées, bénéficiant par exemple de la sécurité d’un poste permanent et d’une reconnaissance de la communauté scientifique déjà acquise qui peuvent se permettre de ralentir et de mieux vivre leur métier. D'autre part, leurs critiques soulignent que ces approches semblent ne produire aucun résultat autre qu’un bien-être individuel pour quelques privilégiés. L'accélération du monde académique se poursuit et, à notre connaissance, il n'y a pas véritablement de recul sur l'expérience de personnes qui auraient réussi à long terme à ralentir. Il convient alors de s’interroger sur la façon dont des formes, sans doute renouvelées, de ce que serait une slow research, permettraient de surmonter ces écueils. Une des pistes semble être une réflexion collective sur des manières de ralentir, plutôt que des démarches individuelles qui ne semblent pas produire d’effets politiques tangibles dont pourrait bénéficier l’ensemble de la communauté scientifique.

De plus, des questions pratiques et méthodologiques demeurent. Comment lutter à une échelle locale contre des pressions institutionnelles, souvent portées par des contextes internationaux, à l’accélération et l’intensification du travail académique ? Une réflexion doit être menée sur les risques pour les individus, leurs carrières et leur quotidien à s’impliquer réellement dans une démarche de slow research à rebours des systèmes d’incitation actuellement en place. Cette réflexion est sans doute nécessaire pour guider les arbitrages des individus et collectifs qui souhaitent s’emparer de ces sujets. Enfin, au-delà des appels répétés à la Slow Science, les modèles et exemples restent rares et mériteraient d’être mieux mis en valeur et répertoriés.

Nous souhaitons ainsi inviter des intentions de contributions sur les thèmes suivants (par exemple), qui dans une logique d'exploration, ne sont pas exhaustifs :

- Identifier les motivations pour lesquelles nous avons besoin de ralentir :

o Quels effets psychosociaux se développent du fait de l’intensification du travail académique ?

o Au contraire, quels effets psychosociaux peut-on observer ou espérer dans les pratiques de slow research ?

- Imaginer ce à quoi pourrait ressembler une recherche lente, et/ou partager vos retours d’expérience de pratiques individuelles ou collectives, en termes:

o Méthodologiques: temporalités (temps de collecte de données, de publication, d’évaluation…), rapport aux acteurs de nos terrains?

o De pratiques d’écriture: formats d’écriture, styles, supports de publication?

o De (nouveaux) standards de réussite académique, d’indicateurs alternatifs existants ou à inventer?

- Partager des réflexions sur les tactiques et stratégies collectives à mettre en place pour créer les conditions institutionnelles permettant l’existence d’une pratique slow, au niveau des universités/écoles, des associations scientifiques et/ou des journaux scientifiques;

Nous invitons également toutes les contributions qui traitent de la question de l’éthique de la recherche critique, c’est-à-dire des manières de pratiquer une recherche qui soit en adéquation avec les principes politiques défendus par les approches critiques. Nous encourageons les personnes intéressées à partager leurs expériences et ressentis sur le sujet à la première personne, dans un style qui peut s’éloigner des canons académiques.

Références :

Bartunek, Jean M. « Contemplation and Organization Studies: Why Contemplative Activities Are so Crucial for Our Academic Lives ». Organization Studies, 15 août 2019, 017084061986771. https://doi.org/10.1177/0170840619867717.

Berg, Maggie, et Barbara K. Seeber. The Slow Professor: Challenging the Culture of Speed in the Academy. The Slow Professor. University of Toronto Press, 2018. https://doi.org/10.3138/9781442663091.

Clark, S., McGrane, A., Boyle, N., Joksimovic, N., Burke, L., Rock, N. and O’ Sullivan, K. (2021), “You’re a teacher you’re a mother, you’re a worker”: Gender inequality during COVID-19 in Ireland. Gender Work Organization, 28: 1352-136.

Contu A (2018) ‘...The point is to change it’–Yes, but in what direction and how? Intellectual activism as a way of ‘walking the talk’ of critical work in business schools. Organization 25(2): 282–293.

Deschner, Dorion et Salvatori, 2020, ‘Prefiguring a feminist academia: a multi-vocal autoethnography on the creation of a feminist space in a neoliberal university’, Society and Business Review, 15(4), 325-347.

Dorion et Picard, 2024, ‘Empowering the already powerful? A feminist intersectional analysis of critical pedagogies in a Business School’, Management Learning, online first.

Ferree M.M. and Zippel, K. (2015), “Gender equality in the age of academic capitalism: cassandra and Pollyanna interpret university restructuring”, Social Politics, Vol. 22 No. 4.

Fotaki, M, and Prasad, A (2015) Questioning neoliberal capitalism and economic inequality in business schools. Academy of Management Learning & Education, 14(4), 556-575

Garey, Anita Ilta, Rosanna Hertz and Margaret K. Nelson (eds). 2014. Open to Disruption: Time and Craft in the Practice of Slow Sociology. Nashville: Vanderbilt University Press.

Haley, Usha C. V. « Triviality and the Search for Scholarly Impact ». Organization Studies, 6 juin 2023, 017084062311752. https://doi.org/10.1177/01708406231175292.

Hartman, Yvonne, et Sandy Darab. « A Call for Slow Scholarship: A Case Study on the Intensification of Academic Life and Its Implications for Pedagogy ». Review of Education, Pedagogy, and Cultural Studies 34, no 1-2 (janvier 2012): 49-60. https://doi.org/10.1080/10714413.2012.643740.

Mingers, John, et Hugh Willmott. « Taylorizing Business School Research: On the ‘One Best Way’ Performative Effects of Journal Ranking Lists ». Human Relations 66, no 8 (août 2013): 1051-73. https://doi.org/10.1177/0018726712467048.

Mountz, A., Bonds, A., Mansfield, B., Loyd, J., Hyndman, J., Walton-Roberts, M., ... & Curran, W. (2015). For slow scholarship: A feminist politics of resistance through collective action in the neoliberal university. ACME: An International Journal for Critical Geographies, 14(4), 1235-1259.

Nash, M., & Churchill, B. (2020). Caring during COVID‐19: A gendered analysis of Australian university responses to managing remote working and caring responsibilities. Gender, Work & Organization, 27(5), 833-846.

Slaughter, Sheila and Gary Rhoades. 2000. The Neo-Liberal University.New Labor Forum6, 73-79.

 

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